Michael Boumendil, « La pub doit apprendre la décence émotionnelle »
Propos recueillis par Geneviève Petit pour Petit Web et publiés le 21 avril 2020
Quoi ?
Une interview sur son concept d’« Emotional Decency », pour les publicités du monde d’après.
Comment ?
Dans son journal de bord du Covid à Brooklyn, chez notre confrère Influencia, ces phrases nous ont fortement interpellé : « C’est la première fois ce matin que je présente ce concept de « Emotional Decency », de décence émotionnelle, sur lequel je travaille depuis une dizaine de jours. Je fais mon possible pour expliquer les conséquences de la crise, telles que je les entrevois. Je reste prudent, mais les choses changeront en matière d’identité de marque et de communication pour les entreprises. Je pense que jamais dans l’histoire moderne, l’humanité n’a pris une telle mesure de l’essentiel et donc du superflu. Je crois que nous serons nombreux à travers le monde à développer une forte sensibilité, une potentielle extrême susceptibilité qui va rendre certains messages publicitaires, certaines images, certains mots simplement inacceptables. Je crois notamment que bien des marques vont devoir abandonner tout un pan de leur communication.
Changer d’habitudes. Fini les ressorts caricaturaux, faux, hypocrites, accessoires, dérisoires. Beaucoup de messages qui glissaient sur nous, parce que sans intérêt, sans personnalité, sans pertinence, vont être perçus comme de vraies agressions. L’émotion, à la condition qu’elle soit juste, légitime, oui, mille fois oui. L’émotion et le partage. Pas la promo ni le pathos gratuit. Et la musique offre des possibilités formidables pour relever ce défi, à condition de savoir-faire.
« L’ « Emotional decency », c’est pour moi l’émotion légitime et utile, proposée en partage par les marques. Il me reste du travail pour approfondir ».
Nous l’avons appelé à Brooklyn pour développer ce concept tout frais.
« Depuis trois semaines, on me demande pour des conférences en ligne dans le monde entier. Au Canada, j’ai été interrogé sur la pub Dove, qui apporte son soutien au personnel médical ». Pour le patron de Sixième son, ce type de campagne sonne comme de la récupération : « la gratitude illégitime, non accompagnée d’actes concrets, devient de l’indécence. Aujourd’hui, la pub promotionnelle est insupportable. Avant, quand on tombait sur un message promo, on l’ignorait. Aujourd’hui, il nous agresse. Mais le pathos gratuit, aussi.
Je discutais avec un professeur de Columbia, ses étudiants parlaient de cette pub en disant qu’ils avaient foutu ce type de message dehors par la porte. Et qu’ils revenaient par la fenêtre. Dove est une marque super avec des produits meilleurs que les autres. Mais pourquoi célébrer ces héros, si ma contribution à leur vie est secondaire ? ».
La décence émotionnelle n’est pas le pathos : « Faites dans l’émotion, vous vous prendrez des baffes. L’empathie ne suffit pas. Pour les marques, la crise actuelle est un appel à l’action. Mais aussi au renoncement à un certain type de communication ».
Dans ces conditions, comment les marques peuvent-elles continuer à s’exprimer ?
« Un client nous a posé une question formidable : c’est quoi « l’émotion juste » pour toi ? J’ai rétorqué : « Je veux bien répondre, à condition qu’on travaille sur ta contribution juste, à quoi tu sers ».
« Arrêter la promo, faire de la publicité différemment ne suffira pas. La publicité était déjà sortie abîmée de la dernière crise et, plus généralement, de la crise de l’autorité. Contrairement à ce que j’entends beaucoup chez certains de mes clients, il ne suffira pas de changer de style de pub. Il faut s’interroger sur la prise de parole légitime, faire preuve d’humilité, être dans le partage, quitte à partager des convictions tranchées. Tout le monde est dans le doute. On peut accepter de ne pas être d’accord. L’enjeu n’est pas de chanter ensemble we are the world. On n’est pas devenus frères et sœurs du jour au lendemain. Il faut faire un véritable ménage de printemps ».
Comment viser la décence émotionnelle ?
« Ça a des conséquences très concrètes. Depuis dix ou quinze ans, les nouvelles générations ne supportent pas que les marques récupèrent de grands tubes pour leur publicité. Maintenant, tout le monde est sensible à cela. »
La révolution créative consistera aussi à abandonner le discours publicitaire. « Un client américain disait auparavant, j’apporte le bonheur dans vos cuisines grâce à ma confiture. Mais la présence de ses pots dans ma cuisine ne changera pas la quantité de bonheur dans ma maison. Il faut revenir à la réalité. Arrêter de faire la grenouille qui veut être aussi grosse que le bœuf. La confiture apporte un petit bonheur éphémère, c’est vrai.
A Brooklyn ou j’habite, on vit des moments dramatique. Au lockout, on apprendra qui a été touché. Pendant un certain temps, un certain type de bonheur va devenir indécent. La situation actuelle n’appelle pas les bons sentiments. Mais l’action ».
Comment réagissent les clients ?
« Il y a trois types de marque. Ils appellent en disant « on s’est embarqués là-dedans, on va faire une connerie. Est-ce que vous pouvez nous aider ? On a trop tardé à se poser de bonnes questions. Depuis la semaine dernière, des clients appellent pour les mêmes raisons, mais sans la trouille. Ils cherchent de la matière grise pour comprendre ce qui se passe. Et veulent préparer la suite avec une réflexion plus large. Ils réfléchissaient sur le rôle sociétaire de la marque et veulent atterrir, avoir une identité visuelle et sonore qui en tire les conséquences. Enfin, il y a les clients au milieu du gué, qui ne sont pas bien organisés pour répondre à tous ces défis. ils posent des questions naïves, ‘qu’est ce qu’on fait ?’. »
Qui avait anticipé cette révolution mondiale ?
Alain Perron, dans la société paranoïaque avait expliqué la crise d’autorité qui touche les marques, dès 2008. Peu importe ce qu’elles disent, elles génèrent de la part du public la réaction inverse. celle qu’elles souhaitent.
Bernard Ensellem, dans la société paranoïaque, a sonné la fin du message « push ». Il parle de la nécessité de parler vrai.
Louise Beveridge, l’ancienne dircom de Kering, explique que beaucoup de sociétés, notamment dans le luxe, se sont construites juste par les chiffres de vente.
Mais aujourd’hui, ce n’est plus possible, et elle le formule ainsi : « I used to say I’m n°1 in the world. I must be n°1 for the world ».
Louise Beveridge, l’ancienne dircom de Kering,
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